« Une victoire ! Mon royaume pour une victoire ! » Le président Volodymyr Zelensky a besoin, non pas d’un cheval, comme Richard III à la bataille de Bosworth, mais d’un succès, même infime, même provisoire pour pouvoir annoncer, le 24 août prochain, à l’occasion du 32e anniversaire de l’Indépendance de l’Ukraine, que la contre-offensive n’est pas un échec, qu’elle se poursuit et qu’il suffit de quelques milliards de dollars ou d’euros supplémentaires et d’un peu plus d’armes occidentales – des Abrams, des F-16, des Taurus, des ATACMS et même (pourquoi pas ?) des sabres laser et des croiseurs impériaux – pour finir par atteindre la mer d’Azov et même libérer la Crimée.
Évidemment, seule l’annonce d’une percée présentée comme « importante », permettrait d’égayer par des chants de victoire, même éphémères, une fête de l’Indépendance qui s’annonce plutôt terne[1], surtout sur la ligne de front. C’est pour cette raison que des unités de la 82e brigade d’assaut aéroportée ukrainienne ont été engagées dans le combat depuis plusieurs jours pour tenter de percer les lignes russes du côté de Robotino, sur le front de Zaporojie.
Cette brigade de réserve stratégique est l’une des plus puissantes de l’armée ukrainienne. Formée en Allemagne, elle est équipée du nec plus ultra des armements occidentaux : 14 chars Challenger 2 britanniques, 90 véhicules blindés de transport de troupes Stryker américains, 40 véhicules de combat d'infanterie Marder 1 allemands et 24 obusiers M119 Hawkeye américains. À l’origine, elle était destinée à exploiter les brèches effectuées par les forces de premier échelon qui allaient, à en croire les estimations de l’état-major ukrainien, plébiscitées par les généraux et autres experts des plateaux TV[2], défoncer les lignes russes et provoquer la débandade des moujiks ignorants, mal formés et mal commandés, des « semi-prisonniers » livrés à eux-mêmes sans armes, ni munitions, ni soins médicaux. Au bout de deux mois et demi d’offensives aussi incessantes qu’infructueuses, il faut croire qu’il y a des incohérences dans le narratif ukraino-occidental.
La presse française, à la traîne de la presse américaine, commence à reconnaître – timidement – que la fameuse contre-offensive ne donne pas les résultats escomptés : « Selon les renseignements américains, l’Ukraine s’enlise dans sa contre-offensive », titre Libération le 18 août, citant le Washington Post. Même le colonel Michel Goya, historien militaire et expert de plateau, estime dans une interview (même journal, même date) que « les Ukrainiens devraient temporiser pour préparer une nouvelle offensive ».
Mais les journaux et les sites d’information d’outre-Atlantique vont déjà plus loin et commencent à reconnaître que, comme pour Richard III à Bosworth, il n’existe pas d’issue gagnante pour Volodymyr Zelensky. Les articles se multiplient dans les organes sérieux pour émettre des doutes sur les chances de succès de l’armée ukrainienne face aux défenses russes alors que les capacités occidentales à fournir des armes et des munitions s’épuisent et qu’il est illusoire de compter sur les « wunderwaffen », les armes miracles, qui, comme la cavalerie dans les westerns, viendraient sauver la situation.
Parmi d’autres de même tonalité, un article d’une plateforme américaine d’analyse en ligne pose clairement le problème : « La dure vérité : l'Ukraine n'a pas de voie réaliste vers la victoire sur la Russie ». L’auteur écrit : « Il n'y a pas de voie rationnelle vers la victoire militaire pour l'Ukraine. Plus Kiev et Washington ignoreront cette douloureuse réalité, plus les dommages qui seront inutilement infligés au peuple ukrainien seront importants et plus ils pourraient céder de territoire dans une conclusion négociée éventuelle. Il est temps de donner la priorité à la diplomatie et de rechercher un règlement[3]. »
La perception occidentale de la guerre en Ukraine, dans les médias, mais aussi au sein des gouvernements (il se produit, entre les deux, un effet de feed-back délétère[4]), est depuis longtemps passée dans le domaine du wishful thinking et du conte de fées. Dans un passé pas si lointain que cela, tout le monde savait bien que les belles histoires de princesses et de bottes de sept lieues n’existaient pas et que les choses ne finissaient pas toujours bien dans la réalité. L’histoire était là pour le rappeler : en 480 avant notre ère, la bataille des Thermopyles s’est terminée par le massacre de Léonidas et de ses trois cents Spartiates ; en 1876, près de la rivière Little Bighorn, le 7e régiment de cavalerie de l’armée américaine a été anéanti par les guerriers sioux et cheyennes ; à Isandlwana, en 1879, les Britanniques, en infériorité numérique, n’ont pas pu résister à l’attaque de l’armée zouloue ; l’Espagne a perdu l’essentiel des colonies qui lui restaient lors de la guerre de 1898 face aux États-Unis ; les Russes ont subi une succession de défaites cuisantes contre les Japonais lors de la guerre de 1904-1905… On pourrait poursuivre cette litanie jusqu’au traumatisme de la défaite française à Dien Bien Phu, face au Việt Minh, en 1954, et même après.
Le problème est que, dans le narratif guerrier contemporain on voit les choses essentiellement en blanc et noir, en bons et mauvais, en gentils et méchants. Et bien sûr, comme Starsky et Hutch, les gentils « gagnent toujours à la fin ». Des décennies de westerns, de films de guerre et d’espionnage, de sagas de science-fiction ou de fantasy, de feuilletons les plus divers ont habitué les spectateurs à des happy endings, où John Wayne arrivait au dernier moment avec la cavalerie, où Sean Connery ou Daniel Craig coupait le fil du détonateur de la bombe atomique sur le point d’exploser à précisément 007 secondes avant la fin du monde et où Tom Cruise parvenait, dans une cascade improbablement impressionnante, à déjouer le plan ultime du Syndicat.
Il faut ajouter à cela que les méchants sont toujours fourbes et cruels, mais stupides, qu’ils tirent et combattent comme des pieds et ne sont guidés que par le goût du lucre et de la puissance à l’exception de tout autre sentiment humain. Or, c’est exactement ainsi que l’on décrit les Russes actuellement. Il n’est donc pas surprenant que le narratif sur l’Ukraine soit calqué sur le scénario d’un film ou d’une série à succès et que l’on attende les « armes miracles », l’intervention magique de dei ex machina ou le coup d’État providentiel pour renverser Vladimir Poutine qui, de toute manière, n’en a plus pour longtemps…
Sans compter que les dirigeants occidentaux ont une tendance visible à prendre leurs désirs pour des réalités et à se voir comme les héros de leurs propres suites de Mission : Impossible ou d’Indiana Jones. Cela a été le cas de Bruno « l’économie russe à genoux » Le Maire ou encore de Joe « America isn't failing » Biden et de bien d’autres. Le POTUS se voit sans doute comme un nouveau Josiah Bartlet, le président de fiction incarné par Martin Sheen dans The West Wing, car il n’hésitait pas à s’exclamer, le 16 août, à la Maison Blanche : « Dites-moi un seul objectif que nous nous sommes fixé et où nous avons échoué ! Dites-m’en un dans toute notre histoire, pas un seul[5] » C’est évidemment vrai, à condition d’exclure la Corée au résultat mitigé, le Vietnam, le Cambodge, l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Libye et d’autres que l’on a oublié. Pourtant, comme disait Lénine, les faits sont têtus et l’affaire ukrainienne pourrait infliger une cuisante leçon à beaucoup d’Occidentaux dans un avenir pas trop lointain.
Gardons à l’esprit que les wunderwaffen d’Adolf Hitler, pour performantes qu’elles fussent, n’ont pas changé le sort de la Seconde Guerre mondiale, et que Léonidas, le colonel Henry Pulleine ou encore le général Christian de Castries savaient que la cavalerie n’arriverait pas. Et le lieutenant-colonel George Armstrong Custer en avait d’autant mieux conscience qu’il était la cavalerie.
[1] Sauf évidemment dans les boîtes de nuit de Kiev ou de Lvov.
[2] Le 24 juin, sur un plateau de CNews, alors que je venais d’expliquer pourquoi l’offensive ukrainienne n’avait que très peu de chances de succès, un « conseiller en stratégie » – fort sympathique au demeurant – me prenait de haut pour m’objecter qu’avec tout le matériel ultramoderne occidental dont les forces ukrainiennes étaient dotées la percée était inévitable et que l’on allait bien voir ce qu’on allait voir. Non mais !
[3] 19FortyFive, 16 août 2023. “The Hard Truth: Ukraine Has No Realistic Path To Victory Over Russia”.
[4] L’écrivain autrichien Karl Kraus avait cet aphorisme sur les diplomates, aisément transposable aux dirigeants : « Les guerres européennes sont causées par des diplomates qui mentent aux journalistes, et qui ensuite croient ce qu'ils lisent dans les journaux. »
[5] Real Clear Politics, 16 août 2023, “Name me a single objective we've ever set out to accomplish that we've failed on. Name me one in all of Our history, not one.”