La décision était attendue depuis des semaines par le monde entier… sauf par la presse occidentale qui n’en est pas revenue de sa surprise : les Russes ont osé ! Le 17 juillet, le ministère des Affaires étrangères de la fédération de Russie a notifié aux autres parties de l'Initiative céréalière de la mer Noire (Grain Deal) que Moscou suspendait sa participation. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a cependant précisé que la Russie serait prête à y revenir dès que la partie de l’accord qui la concernait serait correctement mise en œuvre.
On ne peut pas dire que la communauté internationale a été prise de court. Depuis longtemps, le Kremlin expliquait à qui ne voulait pas l’entendre que si les contreparties prévues n’étaient pas appliquées, il remettrait en question sa participation. Il y a exactement un mois, le président Vladimir Poutine s’en était ouvert aux membres de la délégation africaine, conduite par le président sud-africain Cyril Ramaphosa, qui était venue présenter un plan de paix à Kiev, puis à Moscou. Ce 15 juillet, le chef de l’État russe a d’ailleurs appelé son homologue d’Afrique du Sud pour l’informer que la situation n’avait pas changé et qu’il allait suspendre l’accord le 17 juillet, date limite pour sa prorogation.
Comme les médias occidentaux entretiennent un flou artistique sur le contenu des documents signés de manière à évacuer le fond de la question et exonérer l’Occident de ses responsabilités, il nous apparaît nécessaire de revenir sur ces textes qui permettent de comprendre réellement le fond du problème et la réaction de la Russie.
L’Initiative céréalière de la mer Noire est un accord en deux parties – un Mémorandum et une Initiative – signé en juillet 2022 par Moscou, Kiev, Ankara et les Nations Unies pour faciliter les exportations agricoles, principalement céréalières, de l'Ukraine et de la Russie, rendues difficiles en raison de la situation de guerre entre les deux pays. Or, ces deux producteurs représentent à eux seuls sensiblement un tiers des exportations mondiales de céréales.
Le premier document est un « Mémorandum d’entente entre la fédération de Russie et le secrétariat des Nations unies sur l’accession des denrées alimentaires et engrais russes aux marchés mondiaux ». Il visait à lever les restrictions sur les exportations de ces produits, notamment les obstacles et restrictions imposés par les États-Unis et l'Union européenne. Le secrétariat des Nations Unies s'engageait à aider à éliminer les obstacles financiers, d'assurance et logistiques, et à obtenir des exemptions spécifiques pour les marchandises concernées. Le mémorandum était initialement valable pendant trois ans, avec une possibilité de renouvellement.
Le second texte est une « Initiative sur le transport sécurisé des céréales et des denrées alimentaires à partir des ports ukrainiens ». Il a été signé par la Russie, l'Ukraine, la Turquie et les Nations Unies. Son but était de faciliter la navigation sécurisée pour l'exportation de céréales, d'aliments et d'engrais, notamment l'ammoniac, à partir des ports d'Odessa, de Tchernomorsk et de Ioujny en Ukraine. Le document précisait en détail les procédures de passage des navires à travers le corridor humanitaire, les inspections, la surveillance, les modalités de déminage et la prévention des incidents dangereux avec l'aide d’un Centre de coordination conjoint à Istanbul, avec des représentants des parties signataires.
Cette partie de l'accord – l’Initiative – destinée à faciliter l'exportation des produits alimentaires ukrainiens à partir des ports de la mer Noire via les eaux contrôlées par la marine russe a été entièrement mise en œuvre, avec des dizaines de millions de tonnes de maïs, de blé, d’orge et d’huiles de tournesol, d'une valeur de plus de 5,5 milliards USD, exportées par des corridors sécurisés au cours de l'année écoulée, la Russie ayant scrupuleusement respecté ses obligations.
En revanche, le Mémorandum n'a été mis en œuvre que très partiellement. Les États-Unis et l'Union européenne n'ont pas levé ou assoupli les restrictions des sanctions, rendant difficile pour les banques d’accorder des prêts pour l'achat des céréales et engrais russes, et empêchant les assureurs de couvrir les bateaux transportant lesdites marchandises. Quant aux fabricants occidentaux d'équipements agricoles, ils n’ont pas repris les ventes à la Russie, cessant même de fournir des pièces de rechange et des services de maintenance, par crainte des représailles de Washington et de Bruxelles.
L’accord comportait aussi un volet financier : pour faciliter les transactions commerciales, la banque russe Rosselkhozbank (acronyme de « Banque agricole de Russie ») devait être reconnectée au système SWIFT. Elle ne l’a pas été, ce qui a entraîné des difficultés dans les paiements internationaux. Sans compter que de nombreux actifs étrangers et dépôts de sociétés russes liées au transport d'aliments et d'engrais demeurent bloqués. Pour couronner le tout, en juin dernier, une section du pipeline d'ammoniac Togliatti-Odessa, qui transportait de l'ammoniac russe pour fertilisants jusqu'à la mer Noire, a été détruite par des saboteurs ukrainiens, limitant la capacité de la Russie à exporter des engrais via les routes commerciales traditionnelles.
Mais les Russes ont également des griefs sur la manière dont l’Initiative est utilisée par la partie ukrainienne : d’abord, ils soupçonnent Kiev d’avoir utilisé les corridors de navigation sécurisés pour lancer des attaques de drones contre la Crimée. Mais surtout, ils estiment que l’Ukraine n’a pas rempli l'objectif moral et humanitaire que le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, avait avancé pour persuader Moscou d’accepter l’accord : garantir la sécurité alimentaire des nations en difficulté dans le Sud global.
Dans une interview donnée aux médias russes, le 13 juillet dernier, le président Poutine expliquait : « Le prétendu accord sur les céréales était justifié par la volonté de soutenir les pays les plus pauvres. Je l'ai déjà dit à plusieurs reprises : sur la quantité totale de nourriture, principalement de céréales, exportée du territoire ukrainien, trois et demi pour cent seulement sont allés aux pays les plus pauvres du monde (…). Le reste, à une Europe bien nourrie et prospère. »
Selon le ministère russe des Affaires étrangères, 80 % de toutes les expéditions via l’Initiative étaient allées à des pays à revenu élevé ou supérieur à la moyenne. D'autres estimations suggèrent que près de 70 % des céréales ont abouti dans les pays de l'Union européenne et en Turquie.
Dans la même interview, le président russe laissait déjà entendre que l’accord serait suspendu : « Quant aux conditions selon lesquelles nous avions accepté de garantir l'exportation sûre de céréales ukrainiennes, oui, il y avait des clauses dans cet accord avec les Nations Unies selon lesquelles les intérêts russes devaient être pris en compte, notamment la logistique, l'assurance, le transfert de fonds liés au paiement de nos produits agricoles, et bien d'autres points. Rien, je tiens à le souligner, rien de tout cela n'a été fait. Tout est un jeu à sens unique. Pas un seul point lié au fait qu'il existe des intérêts de la fédération de Russie n'a été rempli. Malgré cela, nous avons volontairement prolongé ce prétendu accord à plusieurs reprises. Plusieurs fois. Eh bien, écoutez, ça suffit, après tout. »
L’année dernière, les États-Unis et l’Union européenne avaient assuré le secrétaire général Guterres qu’ils respecteraient les dispositions sur l’adaptation des sanctions prises en leur nom par les Nations unies. Évidemment, il n’en a rien été. Les Occidentaux ne respectent les accords signés par eux que quand ça les arrange, ils ne vont tout de même pas honorer des promesses verbales oubliées à peine formulées…
En tout cas, il est vraisemblable que, sans un engagement occidental ferme allant dans le sens de l’application intégrale de l’accord, la Russie ne va pas revenir sur la suspension de sa participation à l’Initiative.