Russie-Ukraine : Lorsque Leonid Kravtchouk voulait rendre la Crimée
Dialogue de sourds à Belovej...

Russie-Ukraine : Lorsque Leonid Kravtchouk voulait rendre la Crimée

Parmi les faits souvent ignorés au sujet de la Crimée, l’un d’eux montre que, en 1991, les dirigeants ukrainiens eux-mêmes considéraient la péninsule comme russe. À tel point que Leonid Kravtchouk, premier président de l’Ukraine indépendante, proposa de la restituer à la Russie. Cet épisode se déroula le 8 décembre, lors des négociations des accords de Belovej qui mirent fin à l’Union soviétique et donnèrent naissance à la Communauté des États indépendants.

Ces événements ont été rapportés par divers témoins et analysés à l’époque, avant de sombrer dans un relatif oubli. L’une des narrations les plus singulières est celle de Sergueï Khrouchtchev, fils de Nikita Khrouchtchev, l’ancien premier secrétaire du PCUS. Dans un article publié en 2014, il relatait :

Trois présidents se réunirent dans la forêt de Belovej : Boris Eltsine (Russie), Leonid Kravtchouk (Ukraine) et Stanislav Chouchkevitch (Biélorussie).

(…) Avant la signature du document, ils décidèrent de déjeuner. Mais, comme l’a confié Leonid Kravtchouk lors d’une interview, une question le taraudait : que faire de la Crimée ? Officiellement, elle appartenait à l’Ukraine, mais en réalité ? Il s’adressa à Eltsine pour aborder le sujet mais, à ce moment-là, ce dernier n'était pas d'humeur à en parler. Il était pressé de voir Gorbatchev quitter le Kremlin.

Assis, buvant ses verres à vive allure, Eltsine fit signe à Kravtchouk de le laisser tranquille. Celui-ci se résigna et repartit avec la Crimée, qui devint une zone autonome au sein de l’Ukraine indépendante. La péninsule, toutefois, ne s’intégra jamais pleinement à l’Ukraine et se sentit comme un paria dans ce nouvel État.

Rappelons que c’est Nikita Khrouchtchev qui, en 1954, avait offert la Crimée à l’Ukraine pour célébrer le tricentenaire de l’alliance entre les Cosaques zaporogues et le tsarat de Russie.

Bien que cette anecdote puisse sembler cohérente à une époque où l’on attribue à Boris Eltsine un comportement erratique, influencé à la fois par l’alcool et par son hostilité envers Mikhaïl Gorbatchev, l’interprétation qui en découle est erronée. Le président russe n’était pas indifférent au sort de la Crimée, alors que Leonid Kravtchouk semblait prêt à la céder. En réalité, comme le révèlent les transcriptions des échanges entre le président George H. W. Bush et Eltsine, ce dernier s’était engagé à ne pas modifier les frontières des républiques fédérées de l’Union soviétique lors de leur accession à l’indépendance. Ainsi, l’agacement d’Eltsine face aux insistances de Kravtchouk provenait probablement de sa frustration de ne pouvoir accepter ce transfert de souveraineté, plutôt que d’une simple hâte de se débarrasser de Gorbatchev, déjà sur le départ.

Kravtchouk se trouva confronté à la même contrainte lors de ses propres échanges avec Bush. Jusqu’à la dissolution de l’URSS, l’Ukraine demeurait partie intégrante de cet ensemble, bien que sa population ait voté pour l’indépendance le 1er décembre. Après la disparition de l’État fédéral, le président américain put traiter avec son homologue ukrainien d’État à État. La question de l’intangibilité des frontières s’imposa alors à Kravtchouk comme elle s’était imposée à Eltsine.

En effet, le droit international interdisait tout changement frontalier entre les nouveaux États indépendants. D’une part, le principe de l’intangibilité des frontières (uti possidetis juris), appliqué depuis le xixe siècle aux pays issus de la décolonisation, puis aux divisions des États fédéraux soviétique et yougoslave, empêchait tout transfert territorial entre républiques. Selon un arrêt de la Cour internationale de justice de 1986, ce principe vise à garantir le respect des limites existantes au moment de l’indépendance, même si celles-ci ne sont que des délimitations administratives internes à une même souveraineté. Ces limites se transforment ainsi en frontières internationales. D’autre part, la Constitution soviétique ne reconnaissait pas aux républiques autonomes, comme la Crimée, un droit de sécession : quelle que fut leur volonté, elles restaient rattachées aux entités nationales dont elles dépendaient auparavant.

Ni Eltsine ni Kravtchouk ne pouvaient donc agir : la Crimée, ukrainienne avant l’indépendance, devait le rester après. Pour la Russie, modifier les frontières était d’autant moins envisageable que sa crédibilité internationale, notamment vis-à-vis des États-Unis, en dépendait.

Cette situation juridique suscita la frustration des élites et d’une large partie de la population criméenne, qui espéraient profiter de l’effondrement de l’Union soviétique pour rejoindre la Russie. Comme nous l’expliquons dans notre ouvrage L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Boris Eltsine respecta scrupuleusement le droit international en reconnaissant la souveraineté de Kiev sur l’ensemble du territoire de l’ancienne RSS d’Ukraine. Cette position resta inchangée dans les années suivantes, le Kremlin considérant les crises en Crimée comme des affaires internes à l’Ukraine.

Vladimir Poutine maintint également cet engagement jusqu’en 2008. Cependant, le 17 février de cette année-là, le Kosovo, province serbe, proclama unilatéralement son indépendance, sans référendum d’autodétermination, sans négociations avec la Serbie et sans l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies. Dès le lendemain, le 18 février, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni – pourtant membres permanents de ce Conseil – reconnurent cette indépendance, démontrant qu’ils pouvaient ignorer le principe uti possidetis juris lorsque cela servait leurs intérêts.

C’est en invoquant ce précédent que, le 18 mars 2014, la Russie finit par annexer la Crimée, vingt-trois ans après la proposition maladroite de Leonid Kravtchouk dans un relais de chasse de la forêt de Belovej.

 

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique