Attentat de Moscou : Quelques questions dans un océan de réponses…
Жертвам - Aux victimes

Attentat de Moscou : Quelques questions dans un océan de réponses…

Non, non, cher lecteur ! Vous avez bien lu : je ne prétends pas dans cet article ajouter de nouvelles réponses à toutes celles qui ont été émises jusqu’ici et qui épaississent le brouillard plutôt qu’ils ne le dissipent. Mon intention est plutôt de poser quelques questions pertinentes à la lumière des éléments dont nous disposons et, à partir de là, tirer quelques enseignements qui nous permettront – peut-être – d’y voir un peu plus clair.

Commençons par les questions qui appellent une réponse positive et contribuent à une meilleure appréhension de la situation.

D’abord, la revendication par le groupe État islamique au Khorasan (EI-K ou ISIS-K) que, par facilité, nous appellerons ici du terme générique de Daech, est-elle crédible ? Effectivement, elle l’est, bien que Daech ait l’habitude de s’approprier des attentats terroristes qu’il n’a pas organisés à condition que les auteurs se réclament de lui. Mais, en l’occurrence, l’insoutenable vidéo de la tuerie filmée par l’un des terroristes a été diffusée par le Wakālat A‘māq al-Ikhbāriyyah (Amaq News Agency), l’agence de presse et l’un des organes de propagande de Daech, ce qui suffit à démontrer un lien direct entre le commando de Moscou et le groupe islamiste. Cependant, comme nous le verrons plus loin, ce lien n’exclut pas d’autres connexions et complicités.

En corollaire à la première question : pourquoi les islamistes s’en prendraient-ils à la Russie ? Ont-ils des raisons ? Là encore la réponse est positive : Moscou, par son intervention en Syrie en 2015, a été le principal artisan de la déroute de Daech dans le pays et du maintien au pouvoir de Bachar el-Assad, l’ennemi juré de ce dernier. De plus, depuis la guerre de Tchétchénie dans les années 1990 et le début des années 2000, la Russie mène une lutte régulière et efficace contre l’islamisme dans le pays et à ses frontières, mais aussi dans l’ancienne république soviétique la plus menacée par l’infiltration djihadiste : le Tadjikistan. Moscou y entretient une base militaire à Douchanbé, la 201e (environ 7 000 hommes), ainsi qu’une division de gardes-frontières.

Mais alors, si la piste islamiste est sérieuse, pourquoi la Russie l’exclut-elle en accusant l’Ukraine ? Contrairement à ce que l’on prétend sur certains plateaux de télévision qui naviguent dans l’à-peu-près et les contrevérités, la Russie n’exclut pas la piste islamique. Dans son « Adresse aux citoyens de Russie », le 23 mars, le président Vladimir Poutine n’écarte aucune piste bien qu’il désigne l’Ukraine comme la destination des terroristes arrêtés. Au contraire, il précise : « Nous savons ce qu’est la menace terroriste. Nous nous réjouissons de la coopération avec tous les États qui partagent sincèrement notre douleur et qui sont prêts à unir leurs forces dans la lutte contre l’ennemi commun, le terrorisme international, et toutes ses manifestations. » Rappelons que, en Russie, les mots de « terrorisme international » servent à désigner principalement le djihadisme, de manière à éviter de stigmatiser les musulmans qui représentent 17 % de la population russienne (quelque 25 millions d’habitants).

Existe-t-il des liens entre Daech et l’Ukraine ? Oui, ils existent. Et ils ne datent pas de la guerre. Déjà en novembre 2019, l’hebdomadaire Le Point pouvait titrer : L’Ukraine, refuge inattendu des leaders de Daech en exil. Depuis le déclenchement de l’opération militaire spéciale, des combattants portant les insignes de Daech ont été filmés à plusieurs reprises dans différents secteurs du front. Au sein de la Légion internationale pour la défense territoriale de l’Ukraine, il n’existe pas, pour des raisons évidentes, de formation militaire portant spécifiquement le nom de Daech ou d’ISIS mais plusieurs brigades musulmanes ont été créées. Elles accueillent sans restriction des volontaires disposés à combattre contre l’ennemi commun. Et il n’en manque pas parmi les djihadistes chassés par l’armée russe de Syrie, mais aussi du Caucase.

Maintenant on peut passer aux questions dont la réponse est plutôt négative.

Est-on sûr que les quatre terroristes arrêtés sont bien les auteurs de l’attentat ? Non, on ne peut pas l’être. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’ils ont été arrêtés alors qu’ils conduisaient la même voiture que celle qui a servi à amener le commando au Crocus City Hall. Il est cependant possible – et même dirais-je probable – que les quatre prétendus terroristes qui brillent surtout par l’amateurisme (qu’ils n’aient pas changé de véhicule reste un mystère) ne soient pas ceux qui ont perpétré la tuerie, mais un leurre destiné à permettre la fuite en toute sécurité des vrais tueurs (qui d’après les vidéos, y compris celle qu’ils ont tournée, sont des professionnels aguerris). Pour le moment, rien ne permet d’aller plus loin que cette simple constatation. Mais rien n’exclut non plus l’implication de tierces parties – notamment de services spéciaux occidentaux, CIA ou autres – bien qu’elles relèvent à ce stade de la pure spéculation.

Les forces de l’ordre ont-elles laissé faire, comme semble l’indiquer le long délai de réaction ? Là encore la réponse est négative. Les forces de police locales ont été empêchées d’intervenir par leurs supérieurs qui n’avaient pas suffisamment d’éléments pour décider d’une intervention rapide, comme cela a d’ailleurs été le cas à Paris au Bataclan en 2015. Dans un premier temps, la perspective d’une prise d’otages paralyse toujours l’action des forces de l’ordre. À cela s’est ajouté la confusion provoquée par une ou plusieurs explosions et l’incendie.

Il faut préciser que le Crocus City Hall n’est pas LA grande salle de spectacles de Moscou. Ce centre de loisirs est situé à Krasnogorsk, dans la banlieue nord-ouest, à quelque vingt kilomètres du centre-ville (et non à « dix minutes du Kremlin » comme le prétendent ceux qui veulent à toute force incriminer Vladimir Poutine et le FSB). On pourrait comparer le site à Disney Village près de Paris. Il n’y avait aucune raison particulière de penser que cela pouvait être la cible d’un attentat terroriste de cet ordre. C’est plutôt les attaques par drones que les Moscovites craignent, d’ailleurs sans trop y penser.

Le retard des secours est-il la preuve d’une « passivité » des forces de l’ordre ? Là encore la réponse est négative. Les unités antiterroristes venues de Moscou étaient sur place dans un délai de vingt-cinq à trente minutes, compte tenu des embouteillages du vendredi soir sur cette route qui mène aux villages de datchas de l’ouest de la capitale. Les secours civils, ambulances et pompiers ont mis plus longtemps à arriver et à entrer en action en raison de la confusion créée par la tuerie, qui a ajouté aux bouchons routiers, mais aussi au délai de sécurisation de la zone.

Pour finir, l’attentat a-t-il pu être organisé par le pouvoir russe lui-même ? C’est la thèse avancée par de prétendus « experts » sur certains plateaux de télévision, mais aussi sur les réseaux sociaux. On ne peut que se demander « quel intérêt ? » La réponse fuse aussitôt : pour avoir un prétexte de déclarer la guerre ! Ah bon ? Parce que les prétextes manquent ? Depuis des mois, les forces ukrainiennes et leurs supplétifs bombardent des cibles exclusivement civiles, faisant des dizaines de morts, à Belgorod et dans d’autres villes, grâce à des armes de fabrication occidentale comme le lance-roquettes multiple RM-70 Vampire tchèque. Et d’ailleurs, déclarer la guerre à qui ? À l’Ukraine ? c’est inutile : l’opération militaire spéciale suffit à laminer l’armée ukrainienne. À l’OTAN ? c’est inutile aussi. La Russie estime que ce sont les Occidentaux qui sont en guerre avec elle comme le prouve la menace d’Emmanuel Macron d’envoyer des troupes au sol et la présence en Ukraine d’unités occidentales chargées du ciblage et du guidage des missiles Storm Shadow et Scalp, comme l’a expliqué Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.

En d’autres termes, les Russes font comme le comte d’Anterroches à la bataille de Fontenoy en 1745 : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers. » Évidemment, ils ne le font pas par politesse, mais parce que si ce sont les Occidentaux qui avancent en Ukraine et que des combats commencent, les contingents engagés ne seront pas couverts par l’article 5 de la charte otanienne et se retrouveront seuls face à l’armée russe. En revanche, si la Russie déclare la guerre, elle devra affronter l’ensemble des armées de l’OTAN ce qui allongera le conflit et obligera le Kremlin à organiser une nouvelle mobilisation plus complète, ce que Vladimir Poutine a de bonnes raisons de vouloir éviter.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique