La Biélorussie et la Moldavie, ces deux États de l'ancienne URSS posent de nombreux problèmes aux journalistes qui ne parviennent pas à décider s'il faut dire Belarus ou Moldova. Cela donne, notamment lors des retransmissions sportives, les commentaires les plus improbables dans le genre : « l'athlète… euh… Bélarus… Bélarussien… a battu sur la ligne son concurrent euh… Moldovien… Moldovène… bref de Moldova… »
Il s'agit en fait d'un problème qui n'a pas lieu d'être et l'on se fait souvent des nœuds dans la tête en voulant appliquer des consignes de « politiquement correct » qui ne nous concernent pas.
Imaginons un instant que dans un improbable futur, notre ministère de la Culture soit pris d'une curieuse lubie : vouloir imposer aux étrangers les noms géographiques français. Ainsi le monde entier devrait dire « France » et non plus « Frankreich », « Francia », « Frantsia » ou « Furansu ». Par rétorsion, les Allemands exigeraient que l'on ne dise plus « Allemagne », « Alemania », « Germany » ou « Guermania », mais « Deutschland », et refuseraient de se voir appeler « Tedeschi » par les Italiens ou « Nemtsy » par les Russes. Lesquels Russes demanderaient évidemment au monde entier de renoncer à « Moscou », « Moscow » ou « Moscú » pour adopter « Moskva ». De proche en proche, on en viendrait à ne plus aller à Londres ou à Édimbourg, mais à « London », ou à « Edinbra ». Et il faudrait dire « Cymru » au lieu de Galles et « Baile Átha Cliath » au lieu de… Dublin !
Absurde, n'est-ce pas ? Chacun nomme les États, les régions et les villes étrangères dans sa propre langue selon un usage établi souvent depuis des siècles. Dans de nombreux cas, les noms n'ont qu'un rapport très éloigné — voire pas de rapport du tout — avec le parler du pays concerné. Ainsi le mot anglais german et le français germain dérivent évidemment de Germania, le nom donné par les Romains aux contrées barbares du nord et de l'est de la Gaule, bien avant la naissance de la nation allemande. Le mot allemand, lui, vient du bas latin alamannus, qui désignait les Alamans, peuple qui habitait entre le Rhin et le Danube et s'étendit dans toute la partie occidentale de l'actuelle Allemagne, ainsi qu'en Alsace et en Suisse. En revanche deutsche vient de l'ancien germanique theudisk qui donna en latin teutiscus, d'où l'Italien tedesco. Dans ces conditions, bien malin celui qui peut dire quelle forme est la plus légitime.
Dans de nombreux cas, les noms que nous employons ne sont qu'une représentation phonétique des noms que les peuples autochtones donnaient à leur contrée. De son voyage en Chine (dont le nom vient de la dynastie Ts'in, que l'on écrit Qin dans la transcription pinyin généralisée actuellement), Marco Polo ramena non seulement les pâtes alimentaires, mais encore un mot, Cipango, pour désigner le pays que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Japon. En fait, les Japonais nommaient leur pays Nihon ou Nippon, mais les Chinois de l'époque prononçaient jih-pun les idéogrammes correspondants et ils rajoutaient kuo qui voulait dire pays, d'où Cipango qui a fini par donner Japon. Quant aux Japonais, en raison des caractéristiques de leur alphabet syllabique, ils disent Furansu pour France ou Supein pour Espagne.
Au xxe siècle, avec la décolonisation se posa le problème des noms des nouveaux États qui accédaient à l'indépendance. Certains adoptèrent leur nom historique ou un nom relatif à leur histoire tout en acceptant la forme adoptée précédemment par le reste du monde. C'est notamment le cas de l'Inde : même si le nom hindi du pays est Bāhrat Ganarājya, il n'en est pas moins reconnu internationalement comme la République de l'Inde (l'origine du mot se perd dans la nuit des temps et vient du fleuve Indus). Le gouvernement de New Delhi n'a jamais prétendu imposer une autre appellation. En revanche, le mot Pakistan (« pays des purs » en ourdou) est un néologisme créé au moment de la partition des Indes britanniques (c'est également l'acronyme des principales régions du pays).
D'autres pays accédant à l'indépendance adoptèrent un nom local ou indigène qu'ils substituèrent au nom de la colonie. Par exemple, les Nouvelles Hébrides devinrent la république de Vanuatu. Certains États ne changèrent pas leur ancien nom tout de suite, mais à la suite de certains événements politiques. Ainsi, en 1972, lorsque les Cingalais cherchèrent à imposer leur domination sur les Tamouls, le gouvernement de Ceylan adopta le nom cingalais de Sri Lanka.
En 1975, au moment de l'accession au pouvoir d'un gouvernement marxiste-léniniste, le Dahomey, indépendant depuis 1960, devint le Bénin. Pourtant, le royaume du Dahomey avait existé, avant la colonisation, sur une partie du territoire de la nouvelle république. Mais les révolutionnaires préférèrent une référence à un autre royaume de la région, plus important, celui du Bénin, même s'il s'étendait essentiellement sur le Nigeria voisin. En Afrique également, la république de Haute-Volta qui avait accédé à l'indépendance sous ce nom en 1960, devint le « pays des hommes intègres » ou Burkina Faso en 1984, avec l'arrivée au pouvoir du révolutionnaire Thomas Sankara.
En 1948, la Birmanie garda ce nom en anglais, à usage international, tout en adoptant Myanmar, le nom littéraire du pays, en birman. En 1989 pourtant, le régime socialiste des généraux au pouvoir décida d'imposer Myanmar à la communauté internationale, mais ce nom n'est reconnu ni par l'opposition ni même par la plupart des pays membres des Nations unies.
Dans ce contexte d'ensemble, la Biélorussie et la Moldavie présentent des cas à part. Leur « changement » de nom en Belarus et Moldova a suivi leur sécession de l'URSS et leur accession au statut de Nouvel État indépendant. Il s'agissait pour eux d'abandonner leur nom russe (Bieloroussia et Moldavia) pour le remplacer par leur nom en biélorusse et roumain (moldave). Or il se trouve que ces deux noms existaient avant l'indépendance et que leur traduction en français ne change pas. Белоруссия (en russe) et Беларусь (en biélorusse) se rendent de la même manière en français : Biélorussie. Il en va de même pour Молдавия et Moldova : Moldavie.
Ainsi donc comme Biélorussie et Moldavie sont les noms imposés par l'usage, il est absurde de vouloir les changer pour Belarus ou Moldova. Car dans ce cas, il n'y aurait aucune raison pour ne pas dire aussi Deutschland, Nederland, España, Éire, Magyarország ou ราชอาณาจักรไทย et, dans ce cas, on ne serait vraiment pas sorti de l'auberge... espagnole, cela va sans dire.