La presse américaine est nettement moins conformiste que la française, même si les principaux journaux du pays comme le New York Times, le Los Angeles Times ou le Washington Post restent alignés sur les narratifs de la Maison Blanche, en particulier sur la question ukrainienne. Il n’en demeure pas moins que, depuis plusieurs mois, des voix dissonantes se font sentir et des personnalités en vue, des journalistes célèbres et des experts éminents s’interrogent publiquement sur le bien-fondé de la politique des États-Unis concernant la guerre en Europe.
Cette tendance s’est accélérée depuis les fuites de documents classifiés, issus du Département de la Défense (DoD) et de CIA, révélées au début d’avril. En effet, les infos qui y sont dévoilées contredisent le narratif résolument optimiste sur la situation en Ukraine que la Maison Blanche présente depuis plus d’un an. Ces rapports montrent que l’Ukraine manque d’armements, de munitions et de missiles, et que ses défenses aériennes sont en voie d’effondrement, en dépit de la fourniture, fort limitée, de systèmes occidentaux.
Or, comme l’affirme George Beebe dans un article de la revue en ligne Responsible Statecraft[1], les problèmes de formation et d'approvisionnement ne peuvent pas être facilement résolus. Quant aux capacités de l'Occident pour soutenir l'Ukraine, elles sont limitées, ce qui rend le soutien indéfini difficile à réaliser.
En partant de ce même constat, je me permettais d’affirmer dans une interview donnée à la revue en ligne MappaMundi (voir ici), le 27 mars dernier : « Si [la] combativité ukrainienne s’effondre, les pays occidentaux les plus agressifs n’auront que deux possibilités : prendre le relais en s’engageant directement dans les combats, ou – comme les États-Unis l’ont fait à plusieurs reprises dans le passé – se désengager totalement en abandonnant leurs alliés à leur triste sort. »
Cette opinion est confirmée aujourd’hui par de nombreux autres articles et rapports aux États-Unis. Dans son article, George Beebe estime qu’il est temps pour l’administration Biden de dire la vérité au peuple américain sur la guerre en Ukraine. Il précise que si l'offensive ukrainienne annoncée échouait à percer les défenses russes, l'Ukraine pourrait être vulnérable à de nouvelles avancées de son adversaire. Et si l’Ukraine se retrouvait à genoux, « que ferait Biden ? » demande-t-il de manière rhétorique.
« La Maison Blanche, explique-t-il, n'a presque rien fait pour préparer le public américain à un règlement de compromis, et encore moins à une forme quelconque de succès russe sur le champ de bataille. N'ayant pas préparé le terrain pour des négociations, aussi bien au pays qu'à l'étranger, Biden pourrait être confronté à un choix difficile entre assister à l'effondrement de l'Ukraine malgré sa promesse de l'empêcher et intensifier l'implication des États-Unis ou de l'OTAN de manière à provoquer l'affrontement militaire avec Moscou qu'il a juré d'éviter. »
Pour Beebe, il est normal que des informations de renseignement sensibles demeurent secrètes car leur divulgation peut mettre en péril la sécurité nationale. En revanche, le peuple américain a le droit de s’attendre à ce que les déclarations publiques de leur gouvernement ne soient pas en contradiction avec ce que les responsables américains savent en privé à partir d'analyses de renseignement objectives.
Et il conclut : « Tout comme cela a été le cas au Vietnam et en Irak, la vérité sur la guerre finira par éclater. (…) Il est peu probable que les électeurs accueillent favorablement la nouvelle qu'on les a trompés une fois de plus sur l’Ukraine. »
[1] “Time for Biden to come clean on Ukraine”, 26 avril 2023. George Beebe est directeur pour la Grande Stratégie au Quincy Institute for Responsible Statecraft, think tank américain non-partisan qui tire son nom du président John Quincy Adams. En 1821, ce dernier, alors secrétaire d’État, déclara que les États-Unis « ne partent pas à l'étranger à la recherche de monstres à détruire ». Le Quincy Institute a été décrit par le Washington Post (11 septembre 2021) comme « réaliste » et « promouvant une approche du monde basée sur la diplomatie et la retenue plutôt que sur les menaces, les sanctions et les bombardements ».