Géopolitique : John Quincy Adams et sa vision prémonitoire de la dérive de la politique extérieure américaine
John Quincy Adams, 6e président des États-Unis

Géopolitique : John Quincy Adams et sa vision prémonitoire de la dérive de la politique extérieure américaine

À l’issue de la publication de mon précédent article, « Dire la vérité aux Américains », plusieurs lecteurs m’ont demandé à quoi correspondait la phrase de John Quincy Adams sur le fait pour les États-Unis de ne pas partir à l’étranger à la recherche de « monstres à détruire » et quelle vision géopolitique elle révélait. Pour répondre, le plus simple est de consulter le texte de son discours du 4 juillet 1821 prononcé devant la Chambre des représentants, tel qu’il est consigne sur le site de la John Quincy Adams Society. Voici le passage qui nous concerne et que l’on ne peut manquer de trouver prophétique dans la dérive qu’il veut pourtant prévenir :

Et maintenant, amis et compatriotes, si les philosophes sages et érudits du monde ancien, les premiers observateurs de la nutation et de l'aberration[1], les découvreurs de l'éther affolant et des planètes invisibles, les inventeurs des fusées Congreve et des obus Shrapnel, se sentaient soudain enclins à demander : « qu’est-ce que l'Amérique a fait pour le bien de l'humanité ? »

Que notre réponse soit celle-ci : l'Amérique, de la même voix qu’elle s'est proclamée nation, a proclamé à l'humanité les droits inextinguibles de la nature humaine et les seules bases légitimes de gouvernement. L'Amérique, dans l'assemblée des nations, depuis son admission parmi elles, a invariablement, bien que souvent en vain, tendu vers elles la main de l'amitié sincère, de la liberté égale et de la réciprocité généreuse.

Elle a toujours parlé parmi elles, bien que souvent à des oreilles insouciantes et souvent dédaigneuses, le langage de la liberté égale, de la justice égale et des droits égaux.

Au cours de près d'un demi-siècle, sans une seule exception, elle a respecté l'indépendance des autres nations tout en affirmant et en maintenant la sienne.

Elle s'est abstenue d'intervenir dans les affaires d’autrui, même lorsque le conflit était pour des principes auxquels elle s'accroche, comme à la dernière goutte de vie qui visite le cœur.

Elle a vu que probablement pour les siècles à venir, tous les affrontements de cet Aceldama[2] qu'est le monde européen seront des luttes entre un pouvoir endurci et un droit émergent.

Partout où l'étendard de la liberté et de l'indépendance a été ou sera déployé, là iront son cœur, ses bénédictions et ses prières.

Mais elle ne part pas à l'étranger, à la recherche de monstres à détruire.

Elle est bienveillante envers la liberté et l'indépendance de tous.

Elle est la championne et la défenderesse uniquement des siennes.

Elle soutiendra la cause générale par la force de sa voix et la bienveillante sympathie de son exemple.

Elle sait pertinemment que, en s'enrôlant sous d'autres bannières que la sienne, même si c'étaient les bannières de l'indépendance étrangère, elle s'impliquerait au-delà de toute possibilité de retrait dans toutes les guerres d'intérêt et d'intrigue, de cupidité, d'envie et d'ambition individuelles, qui revêtent les couleurs et usurpent l'étendard de la liberté.

Les principes fondamentaux de sa politique changeraient insensiblement de la liberté à la force…

Elle pourrait devenir la dictatrice du monde. Elle ne serait plus maîtresse de son propre esprit…

La gloire de [l'Amérique] n'est pas la domination, mais la liberté. Sa marche est celle de l'esprit. Elle possède une lance et un bouclier, mais la devise sur son bouclier est : Liberté, Indépendance, Paix. Telle a été sa déclaration, telle a été sa pratique, autant que ses relations nécessaires avec le reste de l'humanité le permettaient.

À l’époque où il prononça ce discours, Adams était le secrétaire d’État du président James Monroe et à ce titre, il inspira ce qu’on a appelé la « doctrine Monroe ». Il ne devint président que quatre ans plus tard, en 1825, pour un unique mandat. Cependant, ces bons principes de non-intervention et d’influence par l’exemple ne furent pas longs à être dévoyés, contournés et niés, notamment par l’adoption par une grande partie de la classe politique américaine de la doctrine de la « destinée manifeste » qui soutenait que les États-Unis étaient destinés à s'étendre sur tout le continent nord-américain, aux dépens des Indiens, repoussés toujours plus à l’ouest, et du Mexique.

Sous la présidence de James K. Polk, membre du parti démocrate (déjà !), la guerre américano-mexicaine (1846-1848) permit aux États-Unis, grâce à leur supériorité militaire et technologique, de s’emparer d’environ 55 % du territoire mexicain : les régions qui sont aujourd’hui la Californie, le Nevada, l'Utah, l'Arizona, le Nouveau-Mexique, le Colorado, le Wyoming, le Kansas et une partie de l'Oklahoma. Même si, en retour, Washington paya 15 millions de dollars au Mexique, la guerre fut perçue, à l’étranger et à l’intérieur même des États-Unis, comme une expression agressive d'expansionnisme et un acte évident d'impérialisme. Un certain nombre de membres du Congrès tinrent la guerre pour injuste et immorale, et contestèrent la légitimité des revendications territoriales américaines. L’un des principaux opposants fut l’écrivain et philosophe Henry David Thoreau.

Cet épisode fut le début d’une longue dérive. Tombant dans la dérive dénoncée de manière prémonitoire par Adams, les États-Unis ont développé une forte tendance à s’émanciper du droit international quand cela les arrange tout en exigeant des autres pays qu’ils l’appliquent à la lettre. Il convient de rappeler quelques exemples de la longue tradition des interventions des États-Unis dans le monde, souvent sous des faux prétextes. Par-delà les guerres indiennes et contre le Mexique, il convient de se souvenir de la guerre contre l’Espagne, en 1898, qui permit à Washington d’établir sa domination sur Cuba, les Philippines et Porto Rico (qui est toujours un territoire des États-Unis et dans la pratique le 51e État de l’Union, non déclaré). Et, plus près de nous, les incidents imaginaires du golfe du Tonkin en 1964 qui servirent de prétexte pour l’intervention américaine contre le Vietnam du Nord, ou encore les prétendues armes de destruction massive supposément détenues par le régime de Saddam Hussein en Irak, en 2003.

 

[1] Phénomènes astronomiques qui affectent la position apparente des étoiles dans le ciel.

[2] Champ de sang dans la tradition biblique.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique