En ces temps troublés provoqués par la pandémie du coronavirus, il convient de rappeler un épisode tragique lié au drame de Tchernobyl qui me semble illustrer de manière éclairante le comportement des dirigeants de notre pays.
Dans ses Mémoires, Mikhaïl Gorbatchev – avec qui j’eus la chance de travailler sur leur traduction française – rapporte de manière précise comment fut créé, le 29 avril 1986, trois jours après la fusion du réacteur n° 4 de la centrale, un « groupe opérationnel du Politburo » dirigé par Nikolaï Ryjkov, alors Premier ministre. En raison du « caractère exceptionnel de l’accident », précise l’ancien président soviétique, « ce groupe, disponible en permanence, travailla sans discontinuer. Les procès-verbaux et autres documents relatifs à ses travaux ont été publiés depuis ».
En effet, après l’effondrement de l’URSS, les Izvestia y consacrèrent plusieurs numéros. Le 24 avril 1992, le journal publia le fac-similé d’un document plutôt confondant. Marqué du tampon « strictement confidentiel », il précisait que, le 8 mai 1986, quelques jours après la catastrophe, devant l’afflux considérable de personnes irradiées dans les hôpitaux de la région, le ministère de la Santé publique de l’URSS édicta de nouvelles normes de contamination, dix fois supérieures aux anciennes. Cela permit aux autorités de déclarer soudain bien portantes des personnes qui, la veille encore, étaient considérées comme irradiées.
Dans ce compte-rendu, les membres du fameux « groupe opérationnel du Politburo » et de la commission officielle du parti et du gouvernement chargée, selon le jargon soviétique, de « liquider les conséquences de l’accident », se félicitaient de la mesure en des termes surréalistes : « Ainsi est garantie l'absence de danger pour la santé de la population de toute tranche d'âge, même si le niveau actuel d'irradiation persiste pendant deux ans et demi. »
Il est difficile de ne pas faire un parallèle avec la situation actuelle en France : au début de la crise du Covid-19, puisqu’il n’y avait pas assez de masques pour le personnel sanitaire et encore moins pour la population, les autorités décrétèrent que seules les personnes atteintes par le virus devaient s’en munir et qu’ils étaient inutiles aux bien-portants. Cependant, comme il n’y avait pas, non plus, assez d’équipements pour faire des tests permettant de déterminer si l’on devait porter un masque ou non, le gouvernement, officiellement cornaqué par un conseil d’experts, définit une stratégie à la soviétique pour « garantir l’absence de danger pour la santé de la population » : seules les personnes sévèrement atteintes devaient être testées et mises en confinement hospitalier, alors qu’elles avaient déjà eu tout le temps de contaminer leur entourage…
La célèbre phrase de Jean Cocteau dans Les mariés de la Tour Eiffel ne peut que venir à l’esprit : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur. »
Relativisons pourtant : si les décisions des autorités soviétiques ne pouvaient être contredites faute d’informations concrètes et, surtout, en raison de la nature du régime, celles du gouvernement français n’échappent pas à la critique et il est même possible que, après la crise, certains responsables, présents ou anciens, soient sommés de rendre des comptes. Hélas, il est difficile d’être optimiste sur cette issue lorsque l’on constante la résilience aux scandales des équipes au pouvoir : on évacue d’un haussement d’épaules des faits qui, jadis en France et encore maintenant dans les pays étrangers, vaudraient à leurs auteurs un opprobre de longue durée !