La flotte russe traverse le Bosphore en 1799 (toile de Mikhail ivanov)
La flotte russe traverse le Bosphore en 1799 (toile de Mikhail ivanov)

Géopolitique : l’anachronisme de l’«accès aux mers chaudes»

Entre le XVIIIe siècle et le début du XXe, la marine russe a souffert d’une malédiction appelée l’« accès aux mers chaudes », c’est-à-dire aux mers libres de glaces toute l’année. À l’époque, la marine était à voile et la façade maritime de la Russie fort réduite. Ses ports en mer Blanche (Arkhangelsk), puis, au XIXe siècle, en Extrême-Orient russe (Vladivostok) étaient pratiquement inaccessibles en hiver et les seules voies d’accès aux zones océaniques étaient alors les ports de la mer Baltique et de la mer Noire : Saint-Pétersbourg fondé par Pierre le Grand en 1703, Sébastopol et Odessa, fondés par Catherine II respectivement en 1783 et 1794.

Différentes tentatives pour se garantir d’autres accès aux « mers chaudes » se soldèrent par des échecs. Au XIXe siècle, la poussée russe vers les Détroits turcs fut contenue par les Britanniques et les Français (guerre de Crimée) et la conquête de l’Afghanistan fut stoppée par les Britanniques (mais il n’est pas sûr que le but réel des Russes était d’atteindre les rives de la mer d’Arabie, du moins à court ou moyen terme). Le seul succès notable pendant deux siècles fut, en 1898, la signature avec Pékin d’un bail de 25 ans renouvelable pour la ville portuaire chinoise de Lüshunkou, connue par les Européens sous le nom de Port-Arthur. Hélas pour Saint-Pétersbourg, la guerre russo-japonaise et la capitulation de la ville en 1905 mit un terme à la présence russe en mer Jaune.

Évidemment, depuis le début du XXe siècle, la situation a changé : grâce aux coques en acier, à l’augmentation de la puissance des moteurs et aux brise-glaces, la marine russe à accès à ses ports de la mer Blanche et de la mer d’Okhotsk en toute saison et peut ainsi accéder librement à l’« océan mondial ». Ainsi donc, ledit « accès aux mers chaudes » n’est plus qu’un anachronisme. Mais un anachronisme qui a la vie dure.

Ainsi, dans les années 1980, certains « experts » en vue expliquaient le plus sérieusement du monde que l’aventure soviétique en Afghanistan était une nouvelle tentative d’accès aux « mers chaudes » de l’océan Indien[1]. Et cela alors que la Flotte soviétique disposait déjà de mouillages sûrs sur les façades maritimes des pays qui avaient choisi la voie socialiste.

Quarante ans plus tard, la question des mers chaudes est toujours bien ancrée dans l’esprit de certains. Ainsi, le 4 mars dernier, le général (2s) Bruno Clermont, consultant pour la chaîne d’information CNews, expliquait doctement à l’antenne qu’avec l’entrée de la Finlande dans l’OTAN on assistait à « un phénomène stratégique important » : la mer Baltique, « l’un des rares accès de la Russie aux mers chaudes » devenait un lac de l’OTAN. C’est d’ailleurs une opinion que l’on entend fréquemment. De nombreux commentateurs, militaires ou non, expliquent de la même manière la volonté russe de conserver la Crimée et le port de Sébastopol.

Verrous maritimes

En réalité, comme le montre cette carte, ces prétendus accès aux mers chaudes que sont censés constituer les ports de la Baltique et de la mer Noire sont plutôt des nasses qui, si la situation stratégique dégénère, ne donnent accès à rien du tout. Comme le montre notre carte, la mer Baltique, avec les ports de Saint-Pétersbourg et de Kaliningrad, ne garantit nullement le passage vers l’Atlantique parce que, en cas de conflit, la Flotte de la Baltique devrait franchir les détroits du Cattegat et du Skagerrak contrôles par le Danemark, la Norvège (tous deux membres de l’OTAN) et la Suède (qui est en passe de le devenir). Cela signifie qu’elle serait prise au piège. N’en déplaise au général Clermont, la Baltique était déjà un « lac de l’OTAN » avant l’entrée de la Finlande : en plus de la Norvège et du Danemark qui contrôlent les détroits, l’Allemagne, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie font partie de l’Alliance. De ce point de vue, que la Finlande et la Suède y entrent ne change pas grand-chose.

En fait, l’utilité de la Flotte russe de la Baltique (BF) est essentiellement la protection des côtes et de la zone économique de la Russie, le contrôle et la sécurisation des voies de navigation dans cette zone et, en cas de guerre, de protéger des forces de débarquement dans la zone. Pas de rejoindre l’océan mondial. D’ailleurs, la composition de la BF est significative : elle ne comporte pas d’unité navale de rang supérieur au destroyer Nastoïtchivyï, de classe Sarytch, le navire amiral. En revanche, elle compte deux frégates de classe Iastreb, quatre corvettes de classe Steregouchtchiï, trente-cinq petits navires lance-missiles et de lutte anti-sous-marine de classes diverses, quatre grands navires de débarquement, deux aéroglisseurs de débarquement, neuf barges de débarquement et un sous-marin de classe Paltous (code OTAN : Kilo). Bref, le nécessaire pour la défense des côtes et la projection en mer Baltique.

Par comparaison, les deux flottes russes basées dans des ports pris par les glaces une partie de l’année, la Flotte du Nord et la Flotte du Pacifique, comptent ensemble plus de deux cents navires. En 2022 : un croiseur porte-avions, un porte-hélicoptères, quatre croiseurs lance-missiles, six destroyers, huit frégates ASM, 27 corvettes lance-missiles et ASM de différentes classes, un patrouilleur de haute mer, 17 démineurs et dragueurs de mines, dix grands navires de débarquement, neuf barges de débarquement, quatre patrouilleurs côtiers, 23 SNLE de différentes classes, 28 SNA de différentes classes et 17 sous-marins conventionnels. Sans oublier 57 navires auxiliaires (soutien technologique, remorqueurs, ravitailleurs, sauvetage, hôpitaux, brise-glaces, etc.). La présence permanente tout au long de l’année de nombre de ces unités navales dans les mers et océans de la planète montre bien que le manque d’« accès aux mers chaudes » n’est plus depuis longtemps un problème pour la marine russe.

Et cela d’autant moins que les autres ports russes en « mer chaude », Sébastopol et Novorossiïsk, présentent le même inconvénient que ceux de la Baltique. La Flotte de la mer Noire contrôle la mer du même nom, mais pour sortir en Méditerranée, elle doit franchir les détroits du Bosphore et des Dardanelles qui dépendent de la Turquie, également membre de l’OTAN. Certes, la convention de Montreux (1936) garantit le passage des navires russes, ce qui permet à la Russie de conserver une escadre d’une dizaine d’unités en Méditerranée, avec les facilités portuaires de Tartous, en Syrie, pour la maintenance et l’avitaillement. Il n’en demeure pas moins que, en cas de guerre entre la Russie et l’OTAN, le passage des Détroits serait compromis. De plus, les bateaux russes ne peuvent accéder à l’océan Atlantique où l’océan Indien que par le détroit de Gibraltar, contrôle par deux pays otaniens, l’Espagne et le Royaume-Uni, et le canal de Suez, entre les mains de l’Égypte mais très facile à bloquer simplement en faisant couler un ou deux bateaux.

Ainsi, paradoxalement, et contrairement à une croyance bien ancrée, les « mers chaudes » ne garantissent nullement à la flotte de guerre russe, en cas de crise, l’accès à l’océan mondial.

 

[1] Pour accéder à la mer, il aurait fallu, après l’Afghanistan, s’en prendre du Pakistan, alors l’un des principaux alliés des États-Unis dans la zone. Il est vrai que, pour paraphraser Michel Audiard, les experts médiatiques, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique