Qu’est-ce qu’un oligarque ?
Depuis plusieurs jours, une « affaire russe » apparaît dans les rebondissements rocambolesques du feuilleton dont Alexandre Benalla, l’ancien « conseiller » et garde du corps du chef de l’État français, est le protagoniste. Aux États-Unis, des liens quelconques – même anodins ou fortuits – entre des Russes et un « proche » du président Donald Trump peuvent servir à la presse à jeter un doute sur les agissements de ce dernier et alimenter l’enquête du procureur spécial Robert Mueller. La France n’en est pas encore arrivée à ce point, mais elle semble bien s’en rapprocher.
L’« affaire russe » de M. Benalla et de son acolyte, le gendarme de réserve Vincent Crase, autre ancien collaborateur de l’Élysée, consiste en un contrat de protection liant ces personnes, par l’intermédiaire de sociétés de sécurité détenues ou gérées par eux, à deux hommes d’affaires russes, Iskandar Makhmoudov et Farkhad Akhmedov, présentés par la presse comme des « oligarques proches de Poutine ».
Ce que cette affirmation péremptoire implique n’est pas très clair. Cela signifie-t-il que, par l’intermédiaire de MM. Benalla et Crase, le président Emmanuel Macron aurait établi une ligne de communication secrète avec son homologue russe ? Ou bien plutôt que le diabolique maître du Kremlin a trouvé un moyen d’infiltrer l’Élysée ?
En réalité, la description lapidaire de MM. Makhmoudov et Akhmedov ne correspond pas à la réalité. Pour commencer, rien n’atteste leur éventuelle proximité avec Vladimir Poutine : ils ne se voient pas en dehors de rencontres officielles ou des obligatoires événements mondains, ils ne font pas de sport ensemble et ne partagent pas des loisirs, des séjours de vacances, ni même simplement des dîners privés en petit comité.
Iskandar Makhmoudov, d’origine ouzbèke, a fait fortune dans les métaux non-ferreux, puis dans les investissements, notamment ferroviaires. Selon le magazine américain Forbes, il était en 2018 le 18e homme le plus riche de Russie avec 6,6 milliards USD. Il possède un patrimoine foncier en France : un château et des chasses en Sologne ainsi qu’une villa à Ramatuelle (d’où son besoin de protection et de sécurité dans notre pays).
De son côté, Farkhad Akhmedov est moins bien loti financièrement : il possède la 68e fortune de Russie avec 1,4 milliard USD, toujours en 2018. En revanche, contrairement à son collègue Makhmoudov, cet investisseur d’origine azerbaïdjanaise a occupé des postes officiels : de 2004 à 2009, il a été « sénateur », c’est-à-dire membre du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement russe), représentant successivement la région de Krasnodar et le district autonome des Nenets. Ses relations avec le pouvoir ont été plutôt mouvementées. Une querelle d’affaires avec Gazprom entre 2005 et 2012 l’a mis en délicatesse avec le président d’alors, l’actuel Premier ministre Dmitri Medvedev, d’où sa mise à l’écart de la scène politique. Cependant, en 2016, ses relations avec la Turquie – et notamment avec le ministre des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu – lui ont permis de conseiller efficacement Ankara au moment où le président Recep Tayyip Erdogan cherchait à rétablir des liens avec Moscou après la destruction d’un bombardier russe Su-24 par un F-16 turc à la frontière turco-syrienne, le 25 novembre 2015. En France, il est un visiteur régulier de la Côte d’Azur où il dispose de biens.
En réalité, si MM. Benalla et Crase, à la recherche de clients, ont décroché ces contrats de sécurité avec les deux milliardaires, c’est évidemment à leurs postes à l’Élysée qu’ils le doivent. Le fait qu’ils assuraient la sécurité du président Macron n’a pu que séduire les Russes par le gage de sérieux que cela supposait. Sans doute imaginaient-ils qu’ils disposeraient, en plus, d’un accès facile à l’administration en cas de problèmes avec leurs biens en France.
Il est donc difficile de prétendre que MM. Makhmoudov et Akhmedov sont des « proches de Poutine », mais sont-ils des « oligarques » pour autant ?
Étymologiquement, l’oligarchie est le gouvernement exercé par un petit nombre et non, comme on a trop tendance à le penser, le gouvernement des riches (il s’agit de la ploutocratie). Ainsi, il convient de se demander si ces deux milliardaires détiennent une quelconque parcelle de pouvoir politique en Russie. La réponse est simple : non ! Ils n’occupent aucune fonction officielle et ne font pas partie du cercle intime du président, ce qui leur permettrait de dicter ou, au moins, d’influencer les décisions politiques. Bien sûr, ils possèdent la capacité de faire du lobbying en faveur de leurs intérêts et ne s’en privent sans doute pas, comme le font leurs homologues de tous les pays du monde, y compris la France. Il ne viendrait d’ailleurs à l’idée de personne de prétendre que Vincent Bolloré ou Patrick Drahi (respectivement 7,4 et 7,1 milliards USD en 2018, toujours selon Forbes) sont des « oligarques proches du président de leur pays » même si, en raison de leur poids dans les médias français, cette définition leur conviendrait mieux qu’à nos deux milliardaires russes.
En réalité, dans les années 1990, le mot « oligarque » désignait en Russie – et par extension ailleurs – les très riches qui bénéficiaient de la proximité du pouvoir, finançaient d’une manière ou d’une autre les principales personnalités du pays et leurs familles, et étaient donc en mesure d’influencer la politique dans le sens qui les intéressait (notamment en matière de privatisations).
Les oligarques issus de la période pendant laquelle Boris Eltsine exerça la présidence (1991-1999) perdirent leur pouvoir en juillet 2000 lorsque le nouveau président Vladimir Poutine réunit les vingt plus puissants d’entre eux pour leur imposer un pacte : ils renonçaient à se mêler de politique en échange de quoi l’État ne remettrait pas en cause les privatisations qui leur avaient permis de constituer leurs fortunes et les laisserait mener leurs affaires comme ils l’entendaient. L’un d’entre eux, Mikhaïl Khodorkovski, alors l’homme le plus riche de Russie, ne respecta pas le pacte en tentant d’imposer au gouvernement une politique pétrolière conforme aux intérêts de son entreprise Ioukos. Il le paya, à l’issue de procès retentissants, de dix ans de camp et de la perte de son empire pétrolier.
Les milliardaires russes ont tiré les enseignements de cette affaire et ils ne tentent plus d’imposer leurs vues au Kremlin. On assiste plutôt au phénomène inverse avec des interventions du pouvoir dans la gouvernance de leurs entreprises lorsque la situation l’exige.
Il subsiste cependant de véritables « oligarques » dans plusieurs des États indépendants issus de l’éclatement de l’URSS. C’est notamment le cas en Ukraine où certains milliardaires – à commencer par le président Petro Porochenko, le plus connu d’entre eux mais pas le plus riche – ont joué et continuent de jouer des rôles clés dans la structure du pouvoir du pays. (Voir à ce propos mon plus récent ouvrage).