« De San Francisco à New York, des centaines de personnes se sont réunies pour le deuxième jour de suite, jeudi, afin de protester contre l’élection du magnat de l’immobilier » (Le Monde, 11 novembre 2016)
Finalement, on peut légitimement se poser la question : à quoi servent les élections si le candidat de l’union du peuple entier n’est même pas élu ? C’est tout de même une honte ! Hillary Clinton avait été choisie par la presque totalité des milieux politiques (démocrates, bien sûr, mais aussi tacitement une bonne partie des républicains), par les banques et les milieux financiers, par les classes supérieures, par les médias, par les « intellectuels », par le show-business, par l’immense majorité des artistes engagés et non engagés[1], de Hollywood à Sundance, par les écologistes, par les étudiants, par les antimondialistes, par les mondialistes, sans oublier la plupart des gouvernements occidentaux et – curieusement – leur opposition aussi.
Bref, ce que l’on peut appeler l’avant-garde de la planète avait décidé que le prochain président des États-Unis devait être Mme Clinton. Or, voilà qu’un peuple consulté démocratiquement selon des règles du jeu bicentenaires a commis la forfaiture d’entraver la marche en avant du monde vers des lendemains qui chantent.
Les bolcheviks, en leur temps, avaient résolu le problème : lorsque le sort des urnes leur fut défavorable, en 1918, ils ne s’embarrassèrent pas de scrupules pour dissoudre manu militari l’Assemblée constituante où ils étaient minoritaires. Après cela, les élections devinrent enfin authentiquement démocratiques puisque les citoyens furent appelés à voter pour les candidats uniques « du bloc du parti et des sans-parti » présentés par l’avant-garde du peuple tout entier (le Parti communiste de l’Union soviétique) marchant énergiquement au pas vers l’avenir radieux.
Les opposants, privés de tous les droits, étaient stigmatisés par la presse du parti unanime (il n’y en avait d’ailleurs pas d’autre). Calomnies, insultes, accusations délirantes, procès d’intention : voilà ce qui attendait les récalcitrants qui avaient choisi l’exil (ou qui y avaient été contraints). Quant aux autres, ils avaient droit à de vrais procès, punis de mort, de lourdes peines ou, plus tard, d’internement psychiatrique.
Dans 1984, George Orwell a décrit les « minutes de haine » qui servaient d’exutoire à la population d’Océania en conspuant le traître Goldstein, sous le regard de Big Brother. On ne fédère jamais si bien (dictature ou pas) que dans la détestation d’un ennemi, intérieur comme extérieur. Or l'Océania, gouvernée par l’Angsoc (socialisme anglais), était en guerre permanente contre l’Eurasia et l’Estasia.
Pour Orwell, l’Océania représentait l’union de l’Amérique et du Commonwealth britannique ; l’Eurasia était évidemment la Russie et l’Europe ; l’Estasia, la Chine et le sud-est asiatique. À l’époque, Goldstein symbolisait Trotski. Aujourd’hui, au terme de plus d’un an de campagne haineuse, il n’est nul besoin de se demander qui a pris le relais.
Heureusement, les élections sont encore pluralistes et le peuple, le vrai, dans ses dissemblances et ses divisions, a encore son mot à dire.
[1] Avec la notable exception de Clint Eastwood dont personne n’a parlé de ce côté de l’Atlantique.